On ne peut pas savoir ce qu’est la pierre sans venir à Oran. Dans cette ville poussiéreuse entre toutes, le caillou est roi. On l’aime tant que les commerçants l’exposent dans leurs vitrines pour maintenir des papiers, ou encore pour la seule montre. On en fait des tas le long des rues, sans doute pour le plaisir des yeux, puisque, un an après, le tas est toujours là. Ce qui, ailleurs, tire sa poésie du végétal, prend ici un visage de pierre. On a soigneusement recouvert de poussière la centaine d’arbres qu’on peut rencontrer dans la ville commerçante. Ce sont des végétaux pétrifiés qui laissent tomber de leurs branches une odeur âcre et poussiéreuse. À Alger, les cimetières arabes ont la douceur que l’on sait. À Oran, au-dessus du ravin Ras-el-Aïn, face à la mer cette fois, ce sont, plaqués contre le ciel bleu, des champs de cailloux crayeux et friables où le soleil allume d’aveuglants incendies. Au milieu de ces ossements de la terre, un géranium pourpre, de loin en loin, donne sa vie et son sang frais au paysage. La ville entière s’est figée dans une gangue pierreuse. Vue des Planteurs, l’épaisseur des falaises qui l’enserrent est telle que le paysage devient irréel à force d’être minéral. L’homme en est proscrit. Tant de beauté pesante semble venir d’un autre monde.

L’Eté d’Oran – Les champs de ruines. Albert Camus.

Enveloppé de ténèbres, s'échinant à étreindre un songe bienveillant, sa conscience était en proie à ce désarroi, désormais si fréquent. Le spectre de son tourment, s'enroulant inlassablement, presque avec indifférence à présent, autour de son âme. Arrachant le sommeil mérité à l'homme agrippé à son oreiller et le corps entremêlé au drap, fripant ce dernier avec l'acharnement d'un possédé. La crispation sur ses traits et l'effroi comme expression, se bataillaient avec ardeur sur le visage de l'assoupi, tandis qu'un énième grognement s'échappait de ses lippes. Une lamentation dont lui seul connaissait la signification.

Dans un soubresaut inattendu, les paupières se soulevèrent, laissant apparaitre deux orbes d'opale bleu égarés et scrutant l'obscurité avec crainte et lassitude. C'était la même rengaine. Avec ennui, Sevastian se redressa, s'éveillant avec la morosité de l'homme se languissant d'un sommeil réparateur. * Pourquoi les hommes ne pouvaient-ils point hiberner ? * Une pensée bien existentielle, car ses rêves resteraient agiter, continuant de le tourmenter si une telle possibilité venait s'offrir. La respiration lourde, le professeur étira ses membres ankylosés, calmant ses sueurs froides et évinçant son cauchemar autant que possible. Un simple coup d'œil à l'horloge, lui indiqua que sa torture n'était pas terminée, mais devait-il tenter la bête en se recouchant ? Le pour et le contre furent pesés, mais finalement, le premier l'emporta haut la main, et ce, sans surprise.

D'un geste agile de sa baguette, une lampe s'alluma, éclairant avec désinvolture la pièce décorée simplement. De la paperasse flânant sur le bureau présent, à certains vêtements éparpillés sur le dossier d'une chaise, en passant par une bibliothèque glorifiant le savoir dans un coin, nul doute que le propriétaire des lieux ne faisaient qu'errer ici. Peu d'objets personnels pouvant rappeler la présence d'une personne en particulier. Mais, tel était Sevastian, jamais il ne se permettait d'étaler sa vie privée, sauf là-bas en Irlande, son repère et point d'ancrage.

Grommelant dans sa barbe de deux jours, il chassa, de nouveau, toutes les images maudites imprimées sur sa rétine. Marquant son initiative, d'un mouvement de tête brusque, où ses mèches brunes s'entremêlèrent un peu plus. Tout en sachant pertinemment, que toute la bonne volonté du monde, n'y changerait rien. C'était ancré en lui, mais son incapacité à abandonner, son souhait de faire disparaitre tout ceci, restait aussi intact. Telle, une ritournelle lancinante et déprimante tournant en boucle et s'usant avec le temps.

Avec difficulté, il se traîna jusqu'à sa salle de bains, ouvrant le robinet d'eau froide, il observa silencieusement cette dernière, s'y perdant presque en suivant le fil limpide s'écouler pour disparaitre. * Passionnant... Vraiment, tu as autre chose à foutre que de regarder ce bordel...* Se reprenant, son visage fut rafraîchi et, profitant de ce moment fugace, Sevastian soupira d'épuisement. C'était son dernier recours, s'il souhaitait au moins fermer l'œil trois heures.

Attrapant simplement une chemise et un pantalon, qui fut enfilé rapidement, un dernier regard vers son lit fut jeté. Ce dernier, l'incitant à poursuivre ce qu'il avait en tête. Baguette en main, aussi silencieusement qu'une ombre, ou presque aussi silencieux, tenta-t-il de se convaincre, le professeur se glissa dehors. Sa silhouette disparue dans un couloir de Dumstrang, l'écho de ses pas rythmant son avancée. Niveau discrétion, il devrait repasser, finalement. Étonnement, l'homme avançait sans hésitation vers sa destination finale, reflet de sa mauvaise habitude nocturne.

Agitant sa baguette et l'accompagnant d'un murmure, Sevastian s'introduit chez l'unique personne susceptible de l'apaiser. Observant dans les ténèbres son amie, l'ébauche d'un de ses rares sourires se dessina, avant de s'évanouir. La respiration lente et calme démontrant un sommeil profond, l'incita à contester son idée de sortir la jeune femme de ses songes. Sans bruit et presque sans gêne, un brin d'amusement brillant dans ses prunelles, il prit place au côté de sa fiancée. Prenant bien soin de se positionner aussi loin que possible pour ne point gêner l'hôte de cette chambre. Merci Sénéla, grâce à toi, je peux fermer l'œil... Son amie et sa bouée de sauvetage, depuis toujours, elle était sa précieuse sœur de cœur. Scellant ses paupières, le Possédé embrassa d'un soupir de grâce un repos plus sage.

Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Chacun y joue successivement les différents rôles d'un drame en sept âges. - Shakespeare